29.7.16

Interview d'Olivier Fallaix : Crunchyroll comme sur des roulettes ?

Dans ma prime jeunesse, alors qu'internet n'était pas encore arrivé dans la majorité des foyers (et encore moins dans ma Côte d'Ivoire natale), quand on voulait se tenir informé sur l'animation japonaise, on achetait des magazines spécialisés. Mon préféré à l'époque était sans conteste Animeland avec ses couvertures et papiers vendant automatiquement du rêve au jeune "Otaku" que j'étais. Du coup, quand j'ai appris qu'Olivier Fallaix, rédacteur historique puis rédacteur en chef du magazine allait être présent à la Japan Expo du 7 au 10 juillet pour représenter la branche française de Crunchyroll, un des leaders du streaming légal d'animation japonaise, j'étais un peu comme ça (en version black et imberbe, bien sûr) :


Mobilisant tout le professionnalisme dont j'étais capable, j'ai donc pu interviewer celui qui avait largement contribué à la construction de mes goûts en matière de "japanimation". Si vous avez encore des interrogations à propos du fonctionnement des plateformes de "simulcast" diffusant vos épisodes d'animés préférés quelques heures après le Japon, cette interview est pour vous !


Le Goûteur Culturel : Bonjour Monsieur Fallaix, pouvez-vous nous expliquer votre rôle chez Crunchyroll s'il vous plaît ? 
Olivier Fallaix : En gros, je travaille dans l'univers de la "japanimation" depuis 20 ans et j'ai rejoint Crunchyroll pour les aider à s'installer en France. Crunchyroll existe depuis 2006 aux Etats-Unis, d'abord en amateur puis s'est professionnalisé en 2009 pour ensuite s'étendre aux territoires d'Amérique latine à partir de 2012. L'expansion européenne a commencé en 2013, très discrètement : les canaux étaient là mais il n'y avait aucune communication à ce sujet. Ils ont ensuite commencé à chercher des référents sur place pour s'en occuper.
LGC : Et c'est comme ça qu'ils vous ont recruté. Comment ça c'est passé ? Vous les aviez déjà rencontrés en convention et ils vous ont contacté directement ? Vous avez visité le siège américain ? 
Olivier Fallaix : Non, pas du tout. Je venais de quitter Animeland et je leur ai été conseillé à ce moment là. Les discussions ont commencé en janvier-février 2014 et le contrat a été signé en juillet 2014. Je me suis déplacé au siège à San Francisco, pas loin de la Sillicon Valley. Il y a une centaine d'employés au siège tandis qu'en France nous ne sommes que deux employés à temps complet travaillant avec pas mal de prestataires : on nous fournit la plateforme et on s'occupe des traductions.
LGC : Ça n'a pas été trop compliqué de promouvoir la plateforme au public français ? 
Olivier Fallaix : Quand j'ai été engagé, il n'y avait aucune communication pour toucher le public et il y avait des difficultés pour faire comprendre le principe de notre activité. Je dois dire que Netflix a fait du bien avec son impact sur les usages des français en matière de SVOD (NDLR : vidéo à la demande par souscription).
LGC : A propos de Netflix, j'imagine que c'est la bagarre pour acquérir les licences. Comment les négociations se passent-elles ? 
Olivier Fallaix : Les négociations se font surtout sur les prix et au cas par cas pour obtenir les licences mais il y a plein de paramètres à prendre en compte. 
Par exemple, dans le cas de Seven Deadly Sins, Netflix avait négocié une exclusivité française avant même le lancement de son service sur le territoire. Du coup il était impossible de proposer du simulcast et il a fallu attendre que le lancement français de Netflix, soit un an après la diffusion japonaise pour que la série soit visionnable légalement.
Inutile que le piratage avait déjà fait son oeuvre et que le succès n'a pas vraiment été au rendez-vous pour ce qui aurait dû être un des nouveaux phénomènes shonen. La licence a été obtenue par Netflix en proposant un prix plus élevé mais le deal s'est conclu au détriment de la série, au final.
LGC : Donc ce n'est pas votre politique de négocier des exclusivités d'exploitations territoriales ? 
Olivier Fallaix : À vrai dire, Crunchyroll veut juste s'assurer de pouvoir diffuser les séries en simulcast, pas besoin d'avoir l'exclusivité pour nous. Après certains ayants droits japonais préfèrent que tous les droits soient gérés par le même licencié sur un territoire, c'est comme ça que nous nous retrouvons également à faire de la cession de droits en France, derrière. 
LGC : Et quels sont vos plus gros succès à ce jour ? 
Olivier Fallaix : Jojo's Bizarre Adventure et Parasite. Ce sont de beaux succès à notre échelle, même si nous n'avons pas de séries phares comme Naruto ou One Piece.
LGC : Oui, ça a dû être compliqué de vous faire une place sans pouvoir vous appuyer sur ces locomotives mais vous avez l'air d'avoir compensé par une offre assez diversifiée. 
Olivier Fallaix : Oui, à l'arrivée en 2013, les grosses séries étaient déjà toutes licenciées mais nous avons misé sur d'autres titres de qualité pour faire grossir le catalogue. Maintenant, nous nous positionnons sur les plus gros titres comme le nouvel animé Berserk que nous diffusons en Simulcast et qui est un beau succès.
LGC : Personnellement, j'ai accroché à Crunchyroll grâce à sa présence sur ma console de jeu, ce qui me permet d'y avoir accès directement sur ma télé, contrairement à ADN. j'imagine que ça a dû beaucoup jouer sur le recrutement d'utilisateurs en France. 
Olivier Fallaix : La présence sur consoles a été un vrai plus, oui. L'avantage de faire partie d'un groupe international siégeant à San Francisco, c'est qu'on peut rapidement traiter avec les entreprises de la Sillicon Valley : ce sont nos voisins ! ça a aidé par exemple à avoir la certification Facebook de notre page à son lancement alors qu'on n'avait que 2000 fans (rires). Il y a bien sûr quelques lourdeurs de communication mais en gros c'est super cool.
LGC : Votre catalogue compte pas mal de productions TV Tokyo, une raison à cela ? 
Olivier Fallaix : Oui, en fait TV Tokyo est un des premiers actionnaires de Crunchyroll et un des premiers groupes d'animation à leur avoir fait confiance. La relation est donc plutôt privilégiée avec eux.
LGC : Comment s'effectue le choix des séries ? Avez-vous voix au chapitre ? 
Olivier Fallaix : Le choix des séries s'effectue directement au Japon et ensuite les responsables régionaux donnent leurs avis sur celle-ci pour la négociation. Je ne décide pas des titres qu'on aura mais je peux en pousser certains en fonction de ma connaissance du marché français et de mes coups de cœur. Dès qu'Orange a été annoncé en adaptation animée, j'ai poussé de toutes mes forces parce que le manga m'avait foutu une claque.
LGC : Désolé de vous poser cette question mais je pense que pas mal de gens (moi y compris) souhaitent savoir si vous diffuserez Kabaneri of the Iron Fortress en France. Je n'ai pas l'impression que les droits aient été acquis par un licencié du marché. 
Olivier Fallaix : Hélas, non. En fait Amazon a acquis les droits de diffusion exclusifs pour la France ainsi que pas mal du catalogue Noitamina, même si son service de SVOD n'y est pas encore lancé (NDLR : l'épisode Seven Deadly Sins se répéterait-il encore une fois ?). Paradoxalement, Cruchyroll US a récupéré les droits de Kabaneri en vidéo sans avoir les droits en streaming.
LGC : Qu'est-ce qui vous permet de tenir tête au géant Amazon et sa force de frappe financière monstrueuse ? Votre expertise reconnue par les japonais ? 
Olivier Fallaix : Amazon a beau être Amazon, Crunchyroll s'est lancé bien avant dans le streaming d'animés. On se retrouve avec plus de 800000 d'abonnés au service dans le monde et 5 millions de visiteurs par mois, ça compte au moment des négociations. En France, Crunchyroll se contente pour l'instant de faire de la SVOD d'animation mais aux USA il y a même un service de lecture en ligne de mangas.
LGC Vous pouvez me filer un scoop sur les prochaines séries à venir ? 
Olivier Fallaix : Les annonces tombent chaque trimestres donc non, désolé, pas de scoop. On a beau travailler bien en amont pour les acquisitions, les contrats se signent souvent un ou deux mois à l'avance, je ne peux donc rien te dire qui ne soit pas confidentiel.
 LGC : À propos de rythme et de délais, j'imagine que ça doit être assez infernal de tenir la cadence et proposer les épisodes à J+1 (parfois moins). 
Olivier Fallaix : Oui (rires). On en est à 25 simulcasts par semaines avec des délais allant de quelques semaines à quelques heures avant la diffusion pour les traductions.
 LGC Wow ! Les traducteurs doivent être tout le temps sur le pont avec le décalage horaire en plus ! 
Olivier Fallaix : Il faut être super réactifs, oui. En plus il y a un double décalage horaire à prendre en compte avec les heures japonaises et US. Nos traducteurs ont dû s'adapter à un rythme différent de celui de la trad' de mangas. On a aussi la chance d'avoir des traducteurs bossant depuis le Japon.
LGC : Vous me disiez que ces traducteurs sont des prestataires et que vous êtes deux salariés à temps complet, pouvez-vous présenter votre collègue et son rôle ? 
Olivier Fallaix : Nous nous occupons de la communication à deux avec Nelly Aityaya qui est une ancienne de chez Casterman. Je suis en charge des relations avec les professionnels tandis que Nelly s'occupe du "community management" et de dialoguer avec le public et les partenaires pour les concours. C'est elle qui est en relation avec les youtubeurs, notamment.
Elle et son Chat, un de mes derniers coups de cœur animés, découvert grâce à Crunchyroll
LGC J'avais un peu décroché de l'animation japonaise qui ne me vendait plus vraiment de rêve il y a quelques années. Je ne me tenais au courant que pour des raisons professionnelles et puis, il y a à peu près trois ans, j'ai ressenti comme un frémissement timide dans la Force avec de nouveaux animés sortant un peu plus du lot. Quelle est votre opinion à ce sujet. 
Olivier Fallaix : L'animation japonaise a changé, les budgets ont beaucoup baissé depuis les années 90 ce qui a rendu les projets originaux plus risqués à financer et donc favorisé le formatage des séries vers ce qui marche : les séries "Moe" essentiellement (NDLR : productions souvent niaises et plates avec des héroïnes angéliques ayant beaucoup de succès auprès du public masculin). A côté de ça, il y a de rares studios qui réalisent des séries originales comme Trigger avec Kill-La-Kill, mais si le succès critique est là, qu'en est-il du succès commercial ?
Il n'y a jamais eu autant d'animés mais les budgets étant très bas, les studios sont épuisés malgré les avancées techniques. C'est la crise : les ressources demandées sont énormes et les besoins de financement aussi. Le simulcast est une petite bouffée d'oxygène pour les japonais car il représente une rentrée d'argent supplémentaire.
LGC : Pour finir, est-ce que vous pourriez me donner vos derniers coups de coeur, vos attentes ainsi que vos trois productions animées préférées EVER. 
Olivier Fallaix : Récemment j'ai vraiment adoré l'adaptation d'Orange comme je disais. J'ai vraiment adoré le manga publié chez Akata, j'adore vraiment leur catalogue. J'ai aussi adoré Bungo Stray Dogs, parce que je suis fan des studios Bones et que la touche enquête fantastique et culturelle changeait un peu de la recette classique avec ces écrivains japonais menant l'enquête. Bien sûr, j'attends comme tout le monde la saison 2 de Shingeki No Kyojin (NDLR : enfin annoncée pour le printemps 2017 !)
Si je ne devais garder que trois productions animées, ce serait Les Mystérieuses Cités d'Or, Cobra et Mon Voisin Totoro qui est mon film d'animation préféré. Ces trois productions incarnent pour moi ce que j'aime dans l'animation japonaise : sa richesse et sa diversité.
LGC Merci d'avoir pris un peu de votre temps pour me répondre, bonne fin de Japan Expo ! 
Olivier Fallaix : Merci, à toi aussi !

Mais c'est quoi Crunchyroll ?

  • Fonctionnement : Plateforme de streaming légal
  • Catalogue : Animation japonaise, dramas
Principe
  • Modèle économique : abonnement Premium
Crunchyroll est une offre légale et facilitant l'accès à l'animation japonaise dans les plus brefs délais. Disponible sur quasiment tous les devices connectés (consoles, Chromecast, AppleTV etc.), le service peut être utilisé via deux formules :
- Gratuite, avec de la publicité et une semaine d'attente pour avoir accès aux derniers épisodes.
- Payante, sans publicités avec accès aux animés juste après leur diffusion au Japon.